Sans Foi ni Particule/ Isabelle de Maison Rouge, 2017
« Sans foi ni particule », drôle de titre pour un livre d’artiste et étrange déclaration de la part de son auteur…
Enfant croyante, Corine Borgnet attendait des miracles, qui ne se produisant pas l’ont conduit à abandonner la confiance inconditionnelle et irrationnelle qu’elle accordait à Dieu, aux pratiques religieuses inculquées par son éducation, mêlée aux croyances enfantines des fées, fantômes, Père Noël. La magie n’opérant plus elle s’est détournée du divin sans pour autant rejeter l’institution ni devenir anticléricale. N’ayant plus la foi en un dieu qui devait transformer la vie à l’aide de baguettes magiques, peut-être sa foi s’est elle transmuée en une foi en l'humanité faisant confiance au progrès? Une foi dénuée de connotation religieuse - cette fois - mais reposant sur des convictions philosophiques. Si pour Platon la foi-pistis (équivalent du latin fides et du français foi) devient un des modes de connaissance du réel, chez Aristote elle caractérise plutôt l'adhésion qu'un orateur persuasif et talentueux obtient de son auditoire, elle devient donc la force de conviction et le socle de croyances communes. Donc comment s’y repérer au milieu de toutes ces fois ? Entre confiance, croyance, naïveté, crédulité, fidélité, adhésion ou mécréance, Corine Borgnet en perd son latin et ne sait plus à quel saint se vouer… mais cela ne fait pas d’elle non plus un être dénué de scrupules et guidé par aucune morale, donc sans foi ni loi.
L’art lui apparait alors comme une planche de salut. Et l’on revient comme par enchantement à La Bible dans laquelle le terme salut et la famille de mots qui s'y rattache, comme sauveur, occupe une place importante… Le salut, pour un chrétien délivre du péché et permet d’échapper à la damnation, il correspond également au fait de fuir un malheur, en outre, il annonce la libération de l'esclavage, l'entrée dans un régime de liberté. Et l’art pour Corine Borgnet apparu comme salutaire. Croyant ce qu’on lui dit à l’école des Beaux Arts, comme parole d’Evangile, l’artiste qu’elle devient cherche son style puisque c’est le credo du moment. Or sa liberté d’artiste, c’est précisément ce qui lui tient à cœur. Passant de la quête mystique à la recherche son identité d’artiste, l’élaboration de son langage plastique propre à sa manière intime, elle refuse de s’enfermer dans une forme reconnaissable et déploie au fil du temps une œuvre qui se construit dans sa singularité. Contestant les contraintes, autant techniques qu’esthétiques, elle se laisse guider par ses mythologies personnelles et trouve le médium le plus approprié pour les laisser se déployer. Post-it, résine, os de poulet, papillon, objets de récupération, cire, fusain, peinture, sculpture, dessin, photographie, vidéo… peu importe la matière, peu importe la manière… L’idée prime, vient ensuite le faire et le savoir-faire.
Elle s’intéresse au monde du travail, (sur une période qui s’étale entre 2002 et 2012) la répétitivité des tâches, le management qui déshumanise l’employé, ou l’urgence de la cadence dans lequel sont maintenus les travailleurs pour introduire, via l’art, de la pensée dans le monde des affaires. Conjointement le monde de l’enfance, ou plutôt de la sortie de l’enfance l’attire et la fascine, (elle y revient de 2005 à 2015) par le dessin ou la sculpture donnant à voir des êtres hybrides et ambigus qui peuvent déranger autant qu’ils attirent. Le cabinet de curiosité, la vanité, le sexe, l’amour et la mort, sont autant de thèmes graves et immuables qui reviennent dans son travail et quelle traite avec un humour non dénué de sérieux, ou pour le dire autrement qu’elle exprime avec un sourire mi-coquin, mi-grinçant.
Depuis 2015, elle tourne autour de la bourgeoisie. L’artiste la sonde, l’observe, la scrute. C’est ce qui l’amène à la particule… Cette fameuse préposition nobiliaire qui indique généralement l’appartenance de la famille à la noblesse. Or, Contrairement à une idée reçue, la particule ne saurait être prise comme une marque de noblesse (pas plus d'ailleurs que son absence empêche d'être noble) et pourtant - grande vertu d’une préposition – ce petit fragment reste souvent considéré comme l’élément constitutif de la noblesse elle même. N’en possédant pas dans son patronyme, mais descendant d’une famille déclassée socialement, Corine Borgnet porte un regard amusé et iconoclaste sur ces règles sociales et mondaines, fait fi des conventions et voler en éclats les tabous. Usant et abusant du motif de la toile de Jouy ou du pied de poule, elle s’attaque aux codes de cette classe sociale remarquablement identifiable qu’est l’aristocratie Dans cette série les pièces portent des titres sans équivoques : bourgeoisie, aristocratie, Omar m’a tuer ou encore Nobilius Epheramus… où les motifs de décor typique des maisons traditionnelles semble enfler sous l’effet d’une bulle, peut-être gonflée de vanité. Vanité à entendre comme la prétention qu’ont certaines personnes à s’imaginer sorties de la cuisse de Jupiter grâce à leur généalogie ou bien comme un sujet tout ce qu’il y a de classique dans l’Histoire de l’Art et qui rappelle la brièveté de toute existence.
Isabelle de Maison Rouge
Déplier l'éternité / Marion Zilio, 2017
Corine Borgnet épuise des mondes jusqu’à sa déchirure, jusqu’à ce que l’ennui perce une référence à la nuit, à l’insomnie, au désœuvrement, c’est-à-dire au désir d’autre chose.
Ces mondes sont des projections imaginaires dans des univers identifiés, clos sur eux-mêmes. Il y a le monde du travail qui agite les individus sous un ordre régulateur et dont l’équilibre précaire de la tour de Babel est une résurgence. Celui de l’enfance, des mythes et des contes, et puis tous ces entre-deux suggérés par ses cabinets de curiosité et ses formes compressées par des cordes de bandage, comme si ce qui lie est aussi ce qui libère. Ainsi se dessinent des feuilletages de mondes : de la vie bureaucratique ancrée dans la terre, dont les post-it sont les supports d’une mémoire laborieuse ou automatique, aux arrières-mondes des mythes et des rêves d’enfance, où tout est encore à « envisager » mais dont l’absence de tête semble indiquer l’inverse, aux inter-mondes situés entre deux irrésolus, au-delà des formes stratifiées du langage et des représentations déterminées.
Si sa démarche et ses sujets sont protéiformes, une même traversée des inquiétudes noue ces divers espaces, traque et trame une mélancolie qui revient par le dehors. Trame, autant narrative que formelle, que la logique des motifs active comme une ritournelle. Si la toile de Jouy identifie les intérieurs bourgeois, elle est aussi ce qui cache la misère des murs décrépis, à l’image du kitsch dont Kundera disait qu’il était un voile de pudeur que l'on jette sur la merde de ce monde. Référence à l’élégance autant qu’au vulgaire, le pied-de-poule est, lui, le point de départ de fictions réelles. Le motif s’extrait de la surface, devient une armure factice, une maille de protection qui s’élève face à la pâte de résine d’un véritable pied de poule devenu matière et bientôt soulier enlaçant un pied absent. Il ne s’agit donc pas d’un retour du refoulé, ainsi que les enfants inter-mondes, inter-âges et inter-sexes en appellent l’inquiétante étrangeté, mais d’un retour hors de toute instance psychique tel un réel impossible à atteindre qui resurgirait, sans que l’on y prenne garde, dans l’ennui et l’absurdité, comme dans ses vidéos filmant « 14 secondes de rien ».
Sans doute est-il question d’un geste obsessionnel mu par une volonté ingénue de faire le tour des choses, de déplier, de manière sisyphéenne et dérisoire, une « éternité de tout ».
Marion Zilio
East Village Journal, From a Clutter of Post-It Notes, Confusion Art
By SUSAN SAULNY
Published: February 10, 2002
The sign went up in a storefront window on East Fifth Street just west of Second Avenue months ago. It asked a special favor, and judging by how many words were capitalized and underlined, its message seemed most urgent.
''Neighbors!'' it read, ''I need to collect your used Post-Its. Notes, doodles, all sizes, all colors.'' The handwritten request was illustrated with a snaking arrow that pointed in the direction of a mail slot near the bottom of a blue door.
On countless late nights, Corine Borgnet, an artist, could be seen through a window on the other side of that door, feverishly studying and sorting the hundreds of old notes that, despite the improbable odds, her neighbors in the East Village had stuffed through her slot.
''Take the L to Bedford,'' one read. ''Tom, your shrink called,'' said another. The notes came in every conceivable handwriting and with every conceivable message. Some were covered only in stick figures, several of a cat named Charlotte.
Two and a half months and about 6,000 Post-It notes later, a work of art was born: Ms. Borgnet used the random communiqués to form a latter-day ''Tower of Babel'' (or babble, rather) built upon a theme of confusion and information overload. The work, included in an exhibit titled ''Messages,'' has a price tag of $11,000 and is on display until March 8 at Buell Hall at Columbia University.
''I am working with confusion because it's a personal theme to me,'' said Ms. Borgnet, 39. She was setting up her installation on the day before its opening with a cool hand, not at all frazzled by what would be her first solo show. And she was well-put-together for a day spent just messing around a studio. Her neon green shirt nicely complemented her shocking chartreuse eyeglass frames. Still, she insisted: ''I'm a very confused artist. That's why I wanted to work on confusion.''
Ms. Borgnet said that putting all the notes together visually created a ''remarkable matrix of confusion,'' which led her to the idea of the tower. She built a plastic foam base and posted the notes around it.
But this ''Tower of Babel'' is unlike the one in the Bible; it was not meant to reach heaven, just 14 feet in the air. As told in Genesis, the ancient Babylonians wanted to build a tower to reach God. But God was dismayed by their arrogance and ''confounded their tongues'' so that they spoke different languages and could not understand one another.
''The inspiration was the whole cacophony of voices,'' said George Robinson, the founder and director of NUTUREart, a nonprofit art services organization. He is also the show's curator.
Mr. Robinson and Ms. Borgnet said they envisioned ''Messages'' as a project to be shown at the Lower Manhattan Cultural Council's World Views, on the 92nd floor of the north tower of the World Trade Center. It had not been accepted -- the proposal was dated Sept. 5, just one week before the terrorist attacks.
''I worked with the trade center theme of a grand tower and all the parallels with the myth of Babel, the coming together of so many different languages and people,'' said Ms. Borgnet, who was born on a small fishing island off the coast of France. ''My tower has really become the opposite of the biblical story. It's inclusive and it's fostered communication. People on my street who had never talked to me before wanted to know what was going on with all these notes.''
Ms. Borgnet, who studied fine art at L'École des Beaux-Arts in Paris, also collected Post-Its at Columbia, and on the streets. (''You know, the kind that fell off a door and says, 'Be back in 5 minutes.' '') On Fifth Street, she became known as the Post-It woman.
Her interest in the little papers goes back to her first job experiences in New York, a decade ago. She wanted to be an artist but ended up a secretary with nothing to draw on but the Post-It notes at her desk. One of her works also on display at Columbia is a 600-note collection of miniature portraits called ''The Babblers.''
Ms. Borgnet invites those who visit the gallery to bring a used note and stick it on the tower. She then rustles the unstuck part of the notes like feathers, explaining, ''I want it to be very, very fluffy.'' She added, ''fluffy and crazy.''
Photo: Corine Borgnet, creator of the tower of Post-It notes behind her, before the opening of ''Messages'' at Columbia's Buell Hall. She collected about 6,000 of the sticky slips of paper. (Edward Keating/The New York Times)
Correction: February 20, 2002, Wednesday The East Village Journal article on Feb. 10, about Corine Borgnet, who makes art from used Post-it notes, misspelled the name of a nonprofit organization founded and directed by George Robinson, curator of an exhibition her work at Columbia University. It is Nurtureart, not Nutureart.
SUSAN SAULNY
L'extraordinaire histoire d'un Porte-Peau
Préface par Marie Deparis-Yafil, 2015
Dans le corpus des oeuvres de Corine Borgnet, le "Porte peau" tient une place à part, rebelle à toute affiliation et à toute catégorie. C'est pourtant sans doute une des oeuvres les plus fortes que l'artiste a produit, et cela, de son propre aveu, sous une impulsion créatrice plus intuitive que réfléchie, si ce n'est la technique qu'en sculptrice virtuose, elle maitrise parfaitement.
De cette oeuvre particulièrement forte, qui fascina tous ceux qui purent la découvrir avec moi, de "Beyond my dreams", à la galerie Mondapart à Boulogne-Billancourt en 2012, au Centre d'art contemporain de Bourg-en-bresse dans l'exposition "Au delà de mes rêves", en 2013, on connait désormais l'histoire, la naissance et la fin du Porte-peau, et la manière dont la vie de l'oeuvre est devenue une aventure à rebondissement, un roman, une épopée, tragique.
Le porte peau n'est pas un Phénix, car jamais il n'a ressurgi tel qu'au premier jour de ses cendres successives. Il ne s'agit en effet pas tant de résurrection que du destin d'une oeuvre "bigger than life" comme pourrait le dire Corine Borgnet, une "hyper oeuvre", une oeuvre hors norme, une oeuvre qu'on pourrait imaginer issue de l'antique hubris.
Si le Porte-peau est dans la "démesure", non pas tant par son format – modeste- que par son essence même, et la sidération qu'elle produit, alors sa créatrice, défiant le destin ordinaire d'une oeuvre acceptable, ne prenait-elle pas, sans le savoir sans doute, le risque de sa destruction?
Corine Borgnet, qui longtemps se passionna pour les mythes et légendes, n'a-t-elle pas, avec cette oeuvre iconoclaste, provoqué le châtiment de Némésis, car, pour reprendre les mots du vieil Hérodote "le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure"?
Ainsi, le Porte-peau, Icare ou Lucifer, pourrait s'incarner comme manifestation déchue de la puissance de l'art, trop outrageux pour rester "vivant" en toute impunité.
Mais au-delà d'une herméneutique pouvant donner sens au destin de cette oeuvre, se dessinent deux réalités conjointes: la persistance de l'oeuvre au travers de ces diverses métamorphoses (de sculpture à objet d'un rituel, puis relique, construit, détruit et reconstruit) et la résistance dont fait preuve – dont doit faire preuve- l'artiste.
Jusqu'à la destruction finale du Porte-peau, c'est Corine Borgnet qui persiste et signe, irrésignée à la néantisation de son oeuvre, la transvaluant en acte de création, jusqu'au bout.
Démiurge, elle s'attache au destin de son Porte-peau, y compris contre l'acharnement d'une société d'assurance qui réifie l'oeuvre d'art comme un simple objet passible d'être détruit, le monde de la bureaucratie confirmant ainsi la prédiction benjaminienne de la déperdition de l'aura*.
L'histoire du Porte-peau, de sa vie et de sa mise à mort, pose naturellement la question récurrente, et aux réponses diverses, du statut de l'oeuvre d'art et notamment celle du principe de l'oeuvre d'art contemporain comme processus et non plus comme "objet", ou produit. Produit qui peut, finalement, n'être plus que ruine, miettes dans un bocal baroquement ornementé dans le coin d'un atelier, mais cela importe peu alors si il existe, de sa genèse à sa destruction même, comme processus intellectuel et créatif et non plus comme un objet spécifique. Mais si cela s'entend aisément lorsqu'il s'agit d'un "ready-made" – Duchamp ne disait-il pas que "la réplique d'un ready-made transmet le même message"?- cela parait moins évident pour un objet aussi particulier que le Porte-peau...
C'est qu' il y a bien, aussi, une différence, ontologique et politique, entre la destruction d'une oeuvre par un tiers vandale, et la destruction d'une oeuvre par l'artiste lui-même, comme en témoigne la double expérience de Jean-Pierre Raynaud, qui, en 1993, décide de démolir devant les caméras l'oeuvre "la Maison", qu'il avait érigée en 1969, mais devient en 2015 victime de la liquidation par la Ville de Québec de son "Dialogue avec l'Histoire" (1987).
Alors peut-être le happening de destruction de l'oeuvre organisée par Corine Borgnet dans son atelier – happening qui sera aussi l'objet d'une vidéo, elle-même prolongement d'une relique, dans une autre exposition**- soulève une interrogation non résolue à propos de la sacralisation, de la fétichisation de l'oeuvre d'art, dans la nécessité de la conserver dans son existence concrête. La dimension sacrificielle de sa destruction par l'artiste elle-même, ou en tout cas ici au travers d'une performance réglée par elle, à l'instar des actions dadaïstes (les "Objets à détruire" de Man Ray) offre à mon sens bien davantage l'affirmation réitérée de la persistance, de la volonté de "faire exister" une oeuvre, comme positivité absolue, caractérisant en son essence la démarche de l'artiste.
*cf. L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique – Walter Benjamin - Dernière version 1939, in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000.
** Rites de passage– Exposition commissariée par l'artiste Sandrine Elberg, à Plateforme, Paris, en mars 2015
Marie Deparis-Yafil
A nous autres...Isabelle de Maison rouge
Texte catalogue pour exposition Hybride 3, 2015
Un grand mur d’une quarantaine de portraits d’enfants au fusain. Autour de chacun d’eux, glissent et coulent, de roses formes molles, métaphores de vie, force, créative virus, qui donnent un aspect burlesque. Qui sont ces gamins? Quels sont ces liens qui les unissent? L’enfance de l’art! Peux t-on en regardant des visages poupins imaginer leur destinée? A quoi peut-on déceler leur vocation artistique, ce qui germe dans l’enfance et se révèle dans la maturité comme une voie unique ? Est-ce déjà présent dans ces regards neufs portés sur le monde? Peut-on lire sur ces traits qu’ils ont été prédestinés à un rôle déterminé? Qu’en est-il de la vocation de l’artiste? En quoi fait-elle la différence, l’unicité de chaque futur créateur? Ces images nous questionnent sur la grande famille de l’art. A côté, contre le mur, sur un écran vidéo déroule en continu une litanie de noms d’artistes vivants ou morts, célèbres ou non, des quatre coins du monde. Liste de patronymes égaux comme sur un cénotaphe. Et l’ego de l’artiste dans tout cela ? Liste, comme une épitaphe qui bouscule les rangs et ramène tout sur le même plan…
Isabelle de Maison Rouge
All we need is fucking love, Hanibal Srouji, 2015
Dans cette exposition, Corine Borgnet nous présente une œuvre, consacrée à des portraits d'artistes effectués à partir de photos d'enfance... édifié un Mémorial aux cent visages.
Toujours en perpétuelle métamorphose, la pertinence du travail de Corine Borgnet se trouve dans sa capacité de mettre en présence l'autre au travers de son moi omniprésent, cela lui permet d'aborder la relation au corps, corps de l'autre transformé par le moi de l'artiste
Son travail évolue essentiellement autour des notions d’identité, identité physique qui se transforme avec l’âge et sur la redéfinition de nous-même que cette transformation engendre nécessairement.
Le corps est essentiel. Elle l'examine, l'observe, l’interroge .C’est aussi par ce biais qu'elle construit son rapport à l'autre. C'est en fait d’altérité dont il est toujours question dans le travail de cette artiste: se définir soi-même dans son rapport à l'autre et cette notion apparaît comme le fil conducteur de tout un univers.
Le choix des portraits d’artistes semble s’imposer naturellement : Corine Borgnet le dit elle-même «… puisqu’on utilise le même langage visuel pour s’exprimer… quelles sont les barrières?… la seule, entre l’autre et moi, n’est que cette peau… qui nous définis comme individu et, en même temps, nous sépare. »
Dans cet ensemble de portraits, il y a ceux qui sont fidèles à l’image et ceux qui le sont moins. Construit en une variation de gris jusqu’au blanc du papier avec des nuances de rose. Cette couleur qui évoque cette peau qui nous est propre. Ce derme, que l'artiste s'ingénie à ouvrir, transformer et qui finalement enveloppe ces portraits, occupe une place omniprésente dans les tableaux.
Trouver une ressemblance entre la photo de jadis, ce que l’artiste était dans son jeune âge, et maintenant s’avère important… cette métamorphose du visage de l’autre, l’artiste en puissance, devait garder des traces afin que Corine puisse transmettre l’expression... connaître, reconnaître…
En 2001 dans son installation « La Tour de Babel » Corine Borgnet a reconstruit la fameuse tour en collectionnant des post-it rédigés dans autant de langue possible. Ces messages personnels, jetables, écrits par d'autres pour un autre ont permis l'édification d’une nouvelle Tour de Babel . Pour réaliser cet œuvre, Corine Borgnet a dû, lire et trier ces messages qui ne lui sont pas adressés… ces messages, notes, pensés des autres sont devenu les briques de son édifice, sa matière première de construction. Recycler une partie déjà consommée et rejetée de la vie quotidienne des autres dans une œuvre vivante et parlante
Dans cette même mouvance, Corine Borgnet aujourd’hui édifie un « Mémorial » regroupant des artistes de toutes nationalités. Toujours les autres, les comprendre, les fouiller en quelque sorte, sans violence, mais plutôt avec beaucoup d’attention. Quelque part, Corine œuvre à les rapprocher, à chercher cette altérité « le caractère de ce qui est autre » ou la reconnaissance de l’autre dans toute sa différence.
Hanibal Srouji
Toile de Jouy, Regards contemporains - On the campus - Isabelle de Maison Rouge, 2015
L’histoire de la toile de Jouy se trouve imbriquée dans l’économie autant que dans l’artistique, et cette complicité étroite justifie, s’il en était nécessaire, la présence, sur le campus et au sein de l’Espace d’art Contemporain HEC à Jouy-en-Josas, de ces « regards contemporains » portés par une vingtaine d’artistes sur cette entreprise esthétique.
Grâce aux progrès de la navigation, le XVII° s. français connaît un fort développement du commerce, et par conséquent un essor de l’importation de matières, comme de manières de faire, étrangères. La mode s’empare du goût pour les toiles des Indes réalisées selon un procédé d’impression sur coton à la planche de bois et permettant des décors variés et raffinés qui plaisent à la population française. Pourtant la prohibition tombe en 1686 sur ces toiles de cotonnade et la France en perd le savoir-faire. Aussi lorsqu’en 1759, l’interdiction est levée, l’allemand Christophe-Philippe Oberkampf, graveur et coloriste, issu d’une famille allemande luthérienne de teinturiers, vient s’implanter à Jouy-en-Josas où « l’eau est pure et la terre abondante » pour y installer sa manufacture. C’est donc ainsi que naît la fameuse toile de Jouy qui fera la renommée du lieu. Cette entreprise devient royale en 1783. Son apogée se situe sous l’Empire, vers 1806 où la Manufacture devient la troisième entreprise française.
En trente ans, Oberkampf, entreteneur avisé, a multiplié son placement initial par 20 000. Dès sa naissance cette affaire, qui deviendra une success story, démarre sous des auspices internationaux et une gestion dynamique générant d’importants bénéfices. L'audacieux Oberkampf réunit autour de lui artistes, dessinateurs, graveurs, imprimeurs, coloristes qui mettent au point ces fameux motifs paysagers et floraux, traités en camaïeux, dans lesquels se promènent groupes d’humains et d’animaux, qui vont assurer la gloire de la toile de Jouy au point d’en faire une référence de bon goût dans l’ameublement, la mode et la décoration. Dès le début, sa clientèle est des plus huppée, les grands de l’époque sont séduits par la variété et l’élégance des sujets reproduits. Cela vaut l’anoblissement d’Oberkampf en 1787 obtenu de Louis XVI. Et plus tard, lors de sa visite à la manufacture de Jouy, Napoléon fut très impressionné par cet entrepreneur dynamique, toujours à la pointe des avancées techniques. L’Empereur détachera de sa boutonnière sa propre croix d’honneur pour la remettre à Oberkampf en disant "que personne n’était plus digne que lui de la porter ". Sous son impulsion, plus de 30 000 décors seront ainsi créés. Le dialogue entre les cultures constitue l’originalité et la pierre d’angle de la notoriété de la toile de Jouy. La personnalité de son créateur y est pour beaucoup, Européen avant la lettre, pionnier de la révolution industrielle, avant-gardiste dans son approche des affaires et des hommes, stratège d’entreprise, tout autant que producteur, commerçant et employeur. L’industrie de tissus imprimés d’Oberkampf devient la plus grande manufacture d’Europe, employant 1237 personnes. Toutefois la chute de l’Empire amène la fermeture de l’usine.
L’Espace d’art contemporain HEC a invité des artistes n’utilisant pas comme matériau habituel la toile de Jouy afin de concevoir de nouvelles propositions pour l’occasion et mettre en lumière les enjeux politiques, économiques et esthétiques sous-jacents. Les techniques employées : crochet, broderie, peinture, sérigraphie, photographie, vidéo, sculpture, moulage, empreinte, dessin, écriture, installation, et la variété des médiums utilisés, bois, béton, plâtre, tissu, textile, papier, résine, plastique, traduisent les diversités propres à l’art du XXI° siècle. Chaque artiste a reçu carte blanche pour inventer sa contribution. Chacun s’emparant de l’ADN de la manufacture de la toile de Jouy en a prélevé la substantifique moelle. Les uns ont choisi de se concentrer sur le processus de création et les techniques de fabrication, d’autres sur les motifs et leurs évocations multiples ou encore sur la pratique de l’auteur ou du travail collectif. Certains ont mené une réflexion sur l’histoire croisant l’économie, quand d’autres encore se sont attachés à donner leur interprétation du langage en jouant avec le champ lexical de la manufacture. Cette exposition offre la possiblité de regarder, par le prisme de l’art contemporain et ainsi par une vision décalée, l’histoire d'un textile qui s'inscrit dans la trame de l'histoire des relations entre l'Inde et l'Occident, entre fascination et colonisation, l’histoire d’une industrie très emblématique aussi de l’essor industriel et évocateur des profondes mutations des entreprises industrielles dans le contexte de la mondialisation actuelle. Toutes ses propositions reflètent bien la richesse d’approches que peut susciter dans l’imaginaire collectif l’évocation des « toiles de Jouy » devenues quasiment mythiques.
Voici quelques notions apparues comme point de départ pour les recherches menées par les artistes afin de produire leur pièce en résonnance avec la toile de Jouy et son inventeur Oberkampf et qui peuvent servir de pistes de réflexions aux visiteurs de l’exposition :
-à Les Motifs : La toile de Jouy est célèbre et renommée dans le monde entier par l'imprimé composant des scènes pastorales en motifs répétés, avec décors végétaux en arabesques et un goût de la symétrie qui la rapproche des enluminures médiévales que sont les très riches heures du Duc de Berry et s’ancre ainsi dans une tradition toute française. Jean Baptiste Huet a réalisé pour la manufacture de Jouy la plupart des dessins à l'atmosphère champêtre et galante des scénettes qui composent la toile de Jouy. Ces sujets bucoliques nourrissent l'imaginaire collectif, invitation à la promenade ou à la sieste dolente, célébration d'une voluptueuse légèreté avec le jardin comme fond de décor. Cependant certaines toiles conçues par Oberkampf représentaient des faits marquants de l’histoire, comme les scènes de la Révolution par exemple. Ainsi sous une apparence douce et charmante peut se cacher d’autres messages, comme des images séditieuses. Repris et modifiés par les artistes, ces visions d’enfants sages peuvent prendre un caractère plus subversif.
-à Les Couleurs : outre les motifs, les couleurs ont leur importance dans l’engouement provoqué par les toiles de Jouy. Techniquement à l’origine, ce n'étaient pas les couleurs elles-mêmes que l'on imprimait mais des mordants, sels de fer et d'alumine, qui, appliqués sur la toile, permettaient l'obtention des couleurs désirées. Après l'impression, la toile était plongée dans un bain de bouse de vache afin d'éliminer l'excès d'épaississant, puis lavée. Les toiles passaient ensuite dans un bain de teinture à la racine de garance qui révélait les couleurs sur les parties de toile empreintes de mordants. Le garançage permettait d’obtenir cette fameuse gamme de couleurs du rouge foncé au rose tendre, du noir au lilas, violet, bistre. Toutefois le fond de la toile se teintait aussi d’une couleur rosâtre, qui disparaît au soleil, on étendait alors les toiles à sécher et à blanchir sur les pelouses autour de la manufacture. Le jaune et le bleu étaient imprimés directement sur la toile. Le vert était obtenu par superposition de bleu et de jaune jusqu'en 1808. Actuellement une grande variété de couleurs est utlisée en fonction des modes du moment, et il n’est pas rare de voir des toiles aux teintes extrèmement vives, voire fluo. Cette étendue de la gamme colorée a retenu toute l’attention des artistes.
-àLe gout bourgeois : La toile de Jouy propose une vision de la nature proche de celle de Marie-Antoinette, qui batifolait au Trianon avec ses petits moutons : les Marquises se protègent du soleil grâce à leurs ombrelles et y côtoient le petit peuple en haillons dans une nature idyllique. Tous ces charmants dessins se déclinent dans de subtils camaïeux. L’aristocratie s’empare immédiatement de ces tissus d’ameublement : rideaux, tentures murales, parures de lits, paravents, fauteuils, nappes, abat-jour et contribue à son succès. Quant aux bourgeois, dès qu’ils s’en sentent le droit, ils plébiscitent les toiles de Jouy, particulièrement après la révolution française. La toile de Jouy devient l’élément incontournable des intérieurs élégants. Les papiers peints sont très en vogue dans les maisons de la bourgeoisie française dans les années 60, rose pour la chambre des filles, vert ou bleu pour celle des garçons. Récemment encore, des couturiers (Castelbajac, Gaultier) des marques de luxes (Hermes, Lesage, Repetto) d’ameublement (Pierre Frey, Maison Braquenié) lancent leurs nouvelles collections sous le motif "Toile de Jouy ". Celui-ci devient donc un label. Constatant aujourd’hui, un écho nostalgique lié à l’évocation des motifs et couleurs, les artistes se sont intéressés à une exploration anthropologique du goût petit-bourgeois dont la toile de Jouy en est l’un des exemples les plus aboutis.
-à L’Aventure entrepreneuriale : Il existe une vraie fascination pour l’histoire de ce personnage germanique devenu l’un des plus grands entrepreneurs de son temps et à l’origine d’une remarquable aventure industrielle. Étymologiquement, une manufacture est un établissement où le travail se fait à la main, donc à l'aide de techniques de production constantes, contrairement à l'usine capitaliste qui repose sur l'emploi de machines augmentant sans cesse la productivité du travail. Mais, à la différence des échoppes artisanales de l'époque féodale, les manufactures utilisèrent des locaux de grande dimension et souvent plusieurs centaines d'ouvriers. Elles appartenaient à l'État (Manufactures royales), qui voulait en faire le moteur de l'essor industriel et des exportations du pays, ou à des entrepreneurs privés ayant engagé des capitaux importants, et qui étaient propriétaires des marchandises fabriquées par les ouvriers. Cela fit de la manufacture une étape vers l'usine propre au capitalisme industriel. Oberkampf est un fin stratège, patron paternaliste, soucieux de préserver l’emploi de ses ouvriers tout en faisant fructifier sa fortune personnelle, il sait manœuvrer dans la période difficile qu’est la révolution française. D’ailleurs, cet Allemand qui garde un fort accent a épousé une fille de bourgeois français et s’est fait élire premier maire de Jouy-en-Josas en 1790. Il est à l’écoute des nouveautés et des progrès techniques, en adoptant l’impression à la plaque puis au rouleau de cuivre, en inventant avec un de ces neveux le vert solide, en travaillant avec Gay-Lussac et Berthollet sur le blanchiment au chlore, en envoyant ses neveux en mission d’espionnage industriel en Angleterre. En outre, dans manufacture s’entend travail manuel et travail collectif. L’exemple de cette aventure industrielle offre l’occasion d’une réflexion plus profonde sur l’économie globale, l’économie de l’art et/ou du luxe, l’économie de l’artiste. Les notions même de travail et de production sont au cœur de ces questions.
-à L’Approche pluriculturelle : Outre le fait que la toile de Jouy est née dans un contexte international et croise les techniques et approches artisanales et artistiques, les motifs des toiles reprennent volontiers le thème du Paradis terrestre, territoire d’union idéal et idyllique entre flore, faune et humains. Les fleurs orientales de l’Inde et de la Perse, connues grâce aux vaisseaux des compagnies des Indes, n’excluent pas la présence de motifs floraux naturalistes européens. Ainsi les thèmes des quatre saisons, des travaux des champs, de la chasse et la pêche y font florès. Dans ces paysages de rêve apparaissent des architectures de fantaisie et de plaisirs, mais également propices au recueillement ou la méditation. Ces édifices pittoresques, temple oriental, pagode, tente turque, dont l’inspiration est puisée dans les quatre continents et les différentes religions, visent à organiser le paysage en un cheminement philosophique. Paysage et construction servent de décor aux divertissements et plaisirs dans les jardins, aux jeux en tous genres, aux fêtes villageoises, ou aux joies de conter fleurette, qui ont pour but d’oublier les temps troublés. Ce paradis artificiel semble réconcilier les contraires et abolir tous les heurts de la vie réelle. Les frontières sont annihilées fictivement dans ces rencontres improbables. C’est sur cette vision parfaite que souhaite revenir également les artistes pour en faire saillir le côté politique. Ils établissent des liens entre culture populaire et culture savante, entre artisanat et Beaux-Arts, entre stéréotypes et imagerie populaire. Ils interrogent les valeurs de la société, brouillent les pistes identitaires, se jouent des clichés et soulèvent des questions qui ont trait au politique.
Isabelle de Maison Rouge
The Cure , Michel Arouim, 2013
Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt a souligné le lien entre les dispositions mentales dont procède la violence totalitaire, et la logique des systèmes binaires, inhérente à la technologie contemporaine, dont Hannah Arendt a pressenti l’essor fulgurant. Malgré leurs avantages apparents, ces technologies favorisent-elles une extermination de l’esprit, relayant celle des corps ? Corine Borgnet, dans son exposition « The cure », à partir du 6 septembre 2013 chez Talmart, pose au moins cette question. Sa vision concerne en effet notre dépendance à l’égard de ces technologies : l’absorption de nos esprits et de notre volonté (et partant notre identité) dans les moyens électroniques de communication et d’information. Or, les œuvres rassemblées dans cette exposition sont le prétexte d’une métaphore éclatée, où les images photographiques, la sculpture et une performance d’un quart d’heure, exécutée en public, recadrent cette énigme sur le plan de l’art pur. Même si elles ne sont pas représentées dans cette exposition, les formes virtuelles de l’art contemporain semblent entrer dans le champ de cette critique.
Notre dépendance à l’égard de la technique est d’abord signifiée dans la tête coupée d’un mannequin, parmi d’autres objets présentés dans la vitrine de Talmart. Le faisceau de câbles électriques (périphériques ou câbles d’alimentation) qui jaillit du cou, avec des prises au bout de chacun d’eux, figurent cette dépendance.
De même, au centre de la salle principale, les statues de deux orants sur un damier noir et blanc. Une figure masculine sans tête, tend un bras que prolonge un lourd faisceau de câbles, en face d’une figure féminine, décorée d’étranges tatouages que contredit le voile de peinture noire qui la couvre à demi. Le rapport des genres (avec l’inquiétude qui l’imprègne), de même que le damier noir et blanc, mais encore le contraste des zones noires et des arabesques florales qui ornent le corps de la femme : autant de représentations de la binarité, dont la nature électronique, manifestée par le prolongement tentaculaire du bras de l’homme, se précise dans les références explicites à l’envoi des e-mails. (Sur des carrés de papier abandonnés dans des poubelles de plastique, à l’extérieur de cette représentation.)
Le corps de l’homme est aussi tatoué. Des mots sans suite (et sans sens ?) souvent raturés, qui expriment une détérioration (par extrême dessèchement) du langage et de la communication, dont les causes sont plus abstraitement signifiées par les contradictions internes du décor pictural du corps féminin : autre image de la binarité, plus subtile que le damier.
Cette œuvre est environnée de « tableaux » accrochés aux murs : des photographies de corps nus et peints d’un jaune léger qui contraste bizarrement avec le fond grisâtre de décors sordides ou inexistants. Leur aspect très macabre, est accentué par la cagoule du même jaune qui recouvre leurs cheveux. On songe aux camps de concentration, et à leurs avatars dans le cinéma fantastique, où la simple vision des corps entassés vaut comme une mise en garde à l’égard de la mêmeté…
Sur ces corps, des tatouages ou vagues messages aux apparences de scarification partagent le sens de ceux de l’orant, même si dans ces photographies aux allures de tableaux hyperréalistes, les systèmes électroniques sont l’objet d’une quasi ellipse : dans la vision de prises murales inemployées. Plutôt qu’une représentation des formes originelles de la technique, on peut y voir une image de ses effets ultimes : quand l’extinction de l’esprit n’est plus distinguée de celles du corps : ou des corps tous pareils, sans sexe ou peu s’en faut, et de ce jaune qui rappelle celui d’une étoile sinistre, autre tatouage, ou autre scarification. Mais c’était le signe d’un « totalitarisme » plus franc.
Ce parti pris de la plasticienne pour la réalité la plus « rugueuse », est le moyen d’une critique qui viserait les formes les plus désincarnées de l’art contemporain, surtout quand elles impliquent des moyens virtuels… Quoi qu’il en soit, on ne peut soupçonner Corine Borgnet de passéisme ou de nostalgie. Sa leçon vaut certes pour les formes élémentaires de l’harmonie, rassemblées dans la vision du damier comme dans le contraste du jaune et du gris, etc. Corine qui connaît bien Kandinsky, Vermeer et d’autres grands peintres auxquelles elle a consacré divers ouvrages, prolonge leur questionnement sur le rapport de l’art (réduit à l’harmonie des formes) et de la violence. Et si le sacré a disparu de son horizon, ce dernier est entièrement occupé par le sacrificiel, devenu à notre époque un obstacle à la perception métaphysique du sens de l’art. Les innovations artistiques de notre époque, si attachées à la seule surface du visible et du lisible, consacrent ce désengagement que l’on peut trouver tragique.
On ne se débarrasse d’ailleurs pas si vite du sacré. L’esthétique des orants sculptés n’est pas sans évoquer l’art japonais contemporain, dans lequel persistent, même quand il sacralise les mangas, les principes de la métaphysique extrême orientale. Le rapport des deux orants, comme incarnation du Yin et du Yang ? Ce modèle spirituel n’est-il qu’une réponse de l’intelligence humaine au danger de la « contradiction fondatrice », qui selon René Girard inspire toutes les formes de la culture ? Les arabesques indéfinissables sur le corps de la femme sculptée n’ont pourtant rien de si oriental : sont-elles alors un exemple du mimétisme des orientaux à l’égard de la culture occidentale ?
Quoi qu’il en soit, le mimétisme, avec tous les dangers qu’il recouvre, fait mieux que se portraiturer dans les corps tous pareils photographiés par Corine Borgnet. En effet, la « performance » exécutée au sous-sol de la galerie dès 19 heures, rassemble tous les éléments de cette énigme dans une vision qui pourrait passer pour une allégorie du mimétisme universel. Au damier des orants équivaut l’échiquier d’un très vaste jeu d’échecs sur lequel stationnent deux personnages vivants, totalement nus et peints en jaune, parmi d’autres éléments figurant les (autres) pièces du jeu. Le symbolisme du jeu d’échec, infléchi dans son sens le plus dur, se passe de commentaire. Posé à même l’échiquier, un assemblage de périphériques d’ordinateurs ou câbles apparentés est peut-être la pièce maîtresse de ce jeu, dont il signale la valeur métaphorique à l’égard des technologies, pourtant si absentes du scénario.
De part et d’autre de l’échiquier, deux hommes fort banalement vêtus, apparemment mêlés aux spectateurs, participent au jeu proprement dit. L’un donne des ordres, que l’autre suit en retirant çà et là, avec l’aide d’une gaule, les carrés de carton jaune figurant les pièces. Un très jeune homme à l’arrière-plan est chargé des les ranger contre un mur. Assimilée à ces carrés de carton, la femme est parfois invitée à se déplacer. Cette différence du sort de l’homme et de la femme équivaut à celle, déjà soulignée entre les deux orants.
Parmi les graffitis-tatouages arborés par la femme, la signature « C. Borgnet », sur l’un de ses pieds, n’a pas que le sens de la nostalgie de la grande peinture de jadis. L’identification de l’artiste au tableau va de soi. Mais parmi les mots tatoués dont le sens reste conjectural, cette signature est un cri muet, dans lequel résonne une revanche de l’individu sur le même. Malgré le danger d’une extinction, favorisée par des moyens dont le faisceau de câbles, installé au beau milieu de cette vision, est un vrai court-circuit.
Il est d’ailleurs difficile de mesurer toutes les dimensions balayées par cette énigme, qui intéresse une certaine idée des rapports et du langage humains. Dans une moitié de la salle où se déroule cette performance, un vaste mur est entièrement couvert d’un tapis de petits carrés de papier roses, jaunes et blancs, sur lesquels figurent des ébauches de lettres, ou simples traits. Peut-on y voir l’échec du verbe, entendu comme expression de l’individu, ou au contraire la promesse de son retour, par delà la faille qui, faut-il croire, génère la binarité et ses perversions ? La couleur de ces papiers encourage la seconde possibilité.
A défaut de conclure, je rapporterai une anecdote dont j’ai été l’acteur privilégié, juste à la fin de la première monstration de la performance. Ses personnages regagnent leur place. J’hésite à partir. Alors le très jeune homme en culotte écossaise qui dispose à nouveau les cartons sur l’échiquier s’approche de moi et me demande, avec une haleine parfumée de tabac, si tel carreau convient mieux au roi ou à la reine. Troublé, je lui décoche en souriant : « Je n’en sais absolument rien… » Ni oui, ni non… Ai-je fais écho à l’injonction contradictoire qui anime de son feu pervers la culture humaine ? Ou était-ce bonheur d’esquiver l’obligation d’une séparation, pas seulement entre le roi et la reine ? Au moins ai-je ajouté, dans l’espace d’une émotion indéfinie, quelque chose de personnel, et donc d’essentiel ? à l’œuvre de Corine Borgnet.
Michel Arouim
The Duel : La nuit jaune
Marie Deparis-yafil 2013
« Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême.
F. Nietzsche - Aurores (1881), Livre III, § 173 et § 206, trad. J. Hervier, Gallimard, 1970.
La curator Marie Deparis nous convie à l’exposition de Corine Borgnet The Cure au sein de la galerie Talmart. On retrouve avec jubilation ses objets, ses codes, ses représentations dans une thématique de réflexions portant sur le monde du travail. Corine Borgnet, principalement sculpteur, propose un parcours plastique riche qui mêle également concepts photographiques, détournements ludiques sur différents supports et scénographies diverses, allant du cabinet de curiosité... à la performance interactive défiant le visiteur !
Les œuvres de l’artiste ont aussi beaucoup évoqué l’enfance, cette parenthèse enchantée où l’imaginaire pouvait s’exprimer librement avant de se confronter au principe de réalité qui lui fait fléchir, - pour ne pas dire abdiquer - le plus souvent, sa part de rêve. Elle aborde plus précisément le passage difficile de l’enfance au monde adulte, avec ses résurgences conflictuelles œdipiennes, le deuil difficile, sanglant parfois, d’un lieu ludique où tout s’avérait possible.
Lorsqu’elle aborde ici le monde du travail en pointant ses dérives, interrogeant sur la place de l’art et son alternative, il règne un esprit sarcastique avec détournement et réappropriation d’objets familiers à la clé. L’univers imaginatif du jeu d’enfant bascule dans celui plus rude des adultes. Monde de performance et de rentabilité, univers retors de la finance, de l’aliénation qui gomme de façon impitoyable individualité et rêverie. Le post It est le signifiant au cœur du dispositif. Erigé en symbole de la vie bureaucratique, martelant la dernière priorité à accomplir, il est néanmoins destiné à être irrémédiablement jeté. Ce bout de papier coloré anodin, éphémère par excellence est manié et décliné à loisir. Elle lui offre différents supports, d’une note « urgente » exécutée laborieusement en tricot, au tableau métallique « griffonnée à la main » jusqu’à aboutir à ses incroyables post It humains ! Ils apparaissent alors comme l’ultime support, le post It soudainement incarné comme autant de dénonciation de l’implacable productivité, des totalitarismes et du jetable. La représentation caustique est poussée à l’extrême avec la vision de ces corps nus intégralement jaune et griffonnés façon pense bête, parcourus d’additions triviales ou d’injonction urgentes. Ici l’habit de fonction n’est même plus de mise tant le travailleur est objectalité et dévalorisé.
Réduits, humiliés, les corps des travailleurs finissent carrément rangés dans des casiers, allongés hors d’usage les bras ballants, comme autant de piles de dossiers dont ils ne sont que le prolongement au regard de l’employeur...
De la vitrine de la galerie, un cabinet de curiosité d’un nouveau genre intrigue le passant.
De nombreux objets jalonnent les rayonnages de cette étrange bibliothèque qui représente l’univers de la secrétaire, personnage récurrent de l’artiste. L’utilitaire et les percées d’affect tentent de cohabiter : des portraits de famille rassurants de l’employée, jusqu’à la tête de cette dernière, dont les yeux exorbités semblent marquer l’aliénation finale. Une forêt de post-it fait le lien dans cet univers où l’identité tente désespérément de survire à la dépersonnalisation par la fonction.
Traversée de câbles des connexions diverses dont elle ne peut s’extraire, elle tente de réchauffer la machinerie dans laquelle elle se trouve emprisonnée. Les cadres photographiques, fiole cométique, membres épars comme autant de sacrifices, se trouvent singulièrement unifiés par le coloris jaune faussement gai. Un peu comme si leur environnement, ce tyran sans merci, déteignait à force de temps passé.
Les signifiants se troublent, la frontière se confond en une lutte poignante.
Clin d’œil humoristique, on appréciera tout particulièrement : le pppp abréviation du plus en plus petit pénis de Mr propre. Contrairement au fantasme récurrent universel de surdimension et de performance, Corine Borgnet a sculpté un pénis à même le savon jaune des établissements collectif, voué à la décroissance au fil de son utilisation, un pénis qui rétrécit lui, malicieusement sous les caresses...
Dans la partie cave voutée de la galerie on peut découvrir l’œuvre éponyme de l’exposition : The Cure qui déroule ses 3600 Post It, un par seconde de thérapie à distance, minutieusement retranscrite d’après la conversation que l’artiste eut, à propos d’elle-même, de ses enfants, de New-Yorkais et des attentats vécus en direct, avec une thérapeute iranienne vivant en Suède. Ce codage n’est autre que la retranscription sténographiée compte-rendu en Gregg shorthand, la technique de sténographie la plus courante aux Etats-Unis. Chaque post it est biffé d’un signe caractéristique et compose une fresque autant graphique qu’énigmatique.
Au mur les photographies se succèdent. De Pole emploi à Délocalisation, le travailleur « post It » traine sa mélancolie dénonciatrice de tableau en tableau sur fond d’usine désaffectée.
Les sculptures de Corine Borgnet reprennent sa pause fétiche, a genoux, les bras ballants dans cette posture intermédiaire d’accablement ou de ferveur, dont on ne sait si elle s’écroule ou se redresse.
A l’occasion de son vernissage, et de son finissage lors de la fameuse nuit blanche parisienne (devenant joyeusement nuit jaune à la galerie talmart) une proposition expérimentale des plus originales est faite au visiteur.
Le Duel est une une performance interactive sur un échiquier à taille in(humaine) :
Cinq entités s’y côtoient :
Le monde des humains, avec le roi et la reine (incarnés par deux comédiens) nus et maculés de leur fonction, répondant souverains, à tous les défît que les joueurs leur lancent sur l’échiquier.
Le monde de l’art apparaît à travers les sculptures du fou et de la folle témoignant de ce qu’on peut nommée la folie créatrice
Les tabourets représentant les cavaliers sur le jeu évoquent le mobilier de bureau
Deux tours apparaissent recouvertes d’un foisonnement de câbles pour symboliser le monde de la communication.
Et enfin le monde le plus souvent oublié des détritus et autres déchets, poubelles de bureau remplies de post It et de traces de l’activité humaine complèteront le jeu avec la place que Borgnet leur consacre depuis plus de dix ans.
Comme un pêché d’orgueil est lancé le grand défi à la cantonade : qui osera se mesurer à l’univers impitoyable de la finance ?
Les perdants souhaitant se reconstruire pourront le faire au sein d’un cabinet de psychothérapie affichée de façon aberrante speed psy. Ultime clin d’œil à cette société de consommation toujours plus pressée, se logeant même dans cette discipline humaniste qui en est l’exact pole inversé.
La psy (rôle qui m’a été généreusement confié...) incarne The Cure, c’est à dire le champs des possibilités qui s’offrent au travailleur aliéné. L’alternative oscille entre le travail thérapeutique de recentrage ou le recours salvateur à l’art, l’issu idéale étant la non alternative. Via la sublimation, je me propose donc de révéler à chaque participant sa part créative et de l’inciter à la développer par le biais de la thérapie.
Une prise en considération personnelle, à la fois ludique, sincère et intense, voilà la proposition faite au visiteur de la galerie talmart, le sortant d’une contemplation passive pour lui offrir un rôle au sein de ce si pertinent et riche dispositif.
Corine interroge la place de l’art dans un monde de rentabilité qui tend à la deshumanisation. Elle propose la thérapie comme alternative humaine de reconstruction face à ce que le système peut détruire en l’individu et évoque en même temps l’art dans sa dimension salvatrice et dans sa perspective de résistance. Son humour grinçant sous un aspect ludique et impactant nous touche car toujours traversé d’une sombre et bouleversante poésie, vestiges candides de l’enfance.
Marie Deparis-Yafil
The Cure, Marie Deparis-Yafil, 2013
Après Ego Factory, Corine Borgnet présente à la Galerie Talmart The cure, le deuxième volet de sa réflexion critique autour du travail, de ses objets, de ses codes et de ses représentations, au croisement d’une réflexion sur la place de l’art dans ce monde sans pitié pour les rêveurs.
Corine Borgnet choisit ici d’offrir leur quart d’heure de gloire wharolien à ces sujets peu explorés dans la création contemporaine — celle-là même qui a pris la liberté d’une autre voie —, à tous les anonymes travailleurs, aux acteurs de la production de masse, aux pions sur l’échiquier, prisonniers d’un système hiérarchique qui, soyons-en bien sûrs, veille sur eux… Ainsi tente-t-elle ici de rendre à ces invisibles, aux travers de ceux qui leur ont prêté leur dénuement générique et leurs visages, leur individualité, leur intégrité transcendée en oeuvre d’art.
Voici donc l’artiste en prise avec les images de l’impitoyable univers du travail et de la vie de bureau, dont elle a justement choisi de fuir les codes et les contraintes, en lutte contre le glissement bureaucratique et souvent désenchanté du monde contemporain. Le projet de l’exposition The cure procède donc de cette position de résistance, mais aussi, comme le dit souvent Corine Borgnet, d’une lutte perpétuelle contre la perte de la liberté d’esprit et des rêves de l’enfance, cette sorte de « parenthèse enchantée », dans laquelle le principe de plaisir, source de tous les imaginaires, ne s’est pas encore heurté à la rationalité, au principe de réalité et aux nécessités économiques. Le détournement en matériau plastique du Post-it, qu’elle travaille depuis plusieurs années, pris comme symbole du monde de l’entreprise, s’offre alors comme une alternative, une ligne de fuite poétique, et parfois ludique, hors de cette ultime manifestation de la société du spectacle, pour reprendre la terminologie de Guy Debord.
Au travail bureaucratique, « moyen le plus rationnel que l’on connaisse pour exercer un contrôle impératif sur des êtres humains »*, au travail aliéné, selon la dichotomie marxienne, Corine Borgnet oppose le travail créatif qui est le sien, portant un regard acéré sur ce que le monde du travail peut avoir de déshumanisant. Ici, le visiteur se trouve happé par des pense-bêtes, listes et notes urgentes surdimensionnées, hanté par les corps nus de travailleurs rudes à la tâche, traités en Post-it, au lieu de revêtir le costume de leur fonction. lndividus réduits à l’état de force de travail,à une fonction aussi obsolète qu’un objet peut le devenir, réifiés. Corps vulnérables donc, et fragiles, aussi jetables et éphémères que des Post-it usagés. Des Post-it humains. On les découvre, rangés dans leurs casiers comme des dossiers, le regard vague à la fin du labeur, le corps fatigué, avides de retrouver dehors cette partie de la vie gagnée pour avoir accepté d’en perdre l’autre partie, comme dirait Marx, tentant donc vainement de s’échapper de quelque prison, office men et working girls sans glamour, petite armée de spectres, parfois franchement inquiétants, crucifiés sur l’autel de la productivité, de la rentabilité et du travail bien fait, le tout dans l’univers rude et sans apprêt, ni open space ni plantes vertes, d’une usine désaffectée.
Au sous-sol de la galerie, on découvre l’oeuvre The cure, une impressionnante composition de Post-it de près de 5 mètres de long. Chaque carré de papier coloré est griffé d’un signe, une figure elliptique, une ligne bouclée, que seule une secrétaire — une secrétaire old school, qui saurait encore prendre des notes écrites — pourrait déchiffrer. Car il s’agit là en fait du compte-rendu en Gregg shorthand, la technique de sténographie la plus courante aux Etats-Unis, d’une heure de thérapie. Réalisée après les attentats du 11 septembre, à une époque où Corine Borgnet résidait encore, avec sa famille, à New-York, The cure déroule ses 3600 Post-it, un par seconde de thérapie à distance, minutieusement retranscrite d’après la conversation que l’artiste eut, à propos d’elle-même, de ses enfants, de New-York et des attentats vécus en direct, avec une thérapeute iranienne vivant en Suède.
On serait fort tenté de faire un parallèle entre le pouvoir de la thérapie sur le traumatisme et les vertus curatives de l’art sur un monde en crise. Schopenhauer ne disait-il pas lui-même que l’art est la plus salvatrice des illusions, l’ultime et nécessaire remède au pessimisme qui résulte inévitablement de l’intuition de l’essence du monde ?
A partir de cette intuition, Corine Borgnet s’efforce de transvaluer les affres et les totalitarismes plus ou moins insidieux du monde contemporain en oeuvres d’art, dans un langage plastique abouti, avec force et lucidité, comme une échappée nietzschéenne.
*Max Weber – Les catégories de la sociologie, tome 1 : Economie et société (1921) – Plon, 1971
Marie Deparis-Yafil
L’art du paradoxe /Frank Morzuch, 2011
L’art du paradoxe
Transformer un post-it en oeuvre d’art... voilà l’étonnant pari auquel nous convie Corine Borgnet ! Pari gagné, lorsque le résultat, d’une surprenante beauté, s’affiche dans la plénitude de sa métamorphose. Le plus étrange, quand le miracle opère, est qu’un banal bout de papier, avec ses quelques mots vite griffonnés, raturés et soulignés de rouge, puisse donner le jour à ce précieux tableau où court une écriture aux courbes élégantes, exacte sosie, en plus grand, de l’insigne modèle dont elle est issue, telle une chenille devenue papillon avec, brodés au fil de soie, d’énigmatiques dessins qui lui marbrent les ailes. L’émotion qu’elle suscite découle de ce paradoxe qui oppose la hâte à l’application, le vulgaire au précieux en se fondant sur cette contradiction qui transcende la banalité.
Il y a 10 ans, son travail a fait, outre-atlantique, la «une» de la presse new-yorkaise. The tower of babel, une construction de papier fait de centaines de milliers de post-its, évoquant la confusion des genres où les messages se croisent, se perdent et s’accumulent en un gigantesque et dérisoire monument ( du latin monumentum, dérivé du verbe monere : se remémorer) si bien que la mémoire, érigée en tour, apparait comme autant d’actes manqués d’une foisonnante et bancale diversité.
Devenue synonyme d’aide-mémoire ou de pense-bête, ces vignettes auto-collantes, traditionnellement jaunes mais aussi vertes, roses ou oranges fluo, ont leur avenir assuré. Alors qu’on était en droit d’attendre que la messagerie électronique allait nous faire économiser du papier pour le plus grand bien des forêts, il s’avère que les ordinateurs semblent encore plus papivores qu’une machine à écrire. Recycler tous ces laissés-pour-compte en leur donnant la forme arborescente d’un bonzaï qui puise ses racines dans les replis mémoriels des connections informatiques, relève chez Corine Borgnet, autant de la provocation que d’un choix esthétique. L’ironie est patente. Inaugurée par elle il y a plus de 10 ans en Amérique du nord, l’usage du post-it à des fins artistiques, a, depuis lors, fait des émules puisque les journaux de l’été passé ont largement fait état de «la guerre des post-its» livrée par «fenêtres interposées», batailles qui se sont propagées de Paris, La Défense à Lyon, Lille et au-delà de la frontière jusqu’à Bruxelles.
Ce qui dérange , c’est que l’artiste plante ses banderilles là où ça fait mal. Non pour achever l’animal, mais pour rétablir, dans un exercice salutaire, à la manière d’un acuponcteur, les connexions qui stimulent l’inconscient. La réaction vient de là, de cette part enfouie de nous même que nous n’osons dévoiler par peur, refus de l’autre, de toi... émois qui, par associations d’images, nous renvoient loin vers l’adolescence, à la divine monstruosité d’un couple émergeant des eaux noires de l’enfance entre le désir et l’effroi, la bouche au ras du flot.
Frank Morzuch
Ego Factory / Marie Deparis-Yafil, 2012
« Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême.
F. Nietzsche - Aurores (1881), Livre III, § 173 et § 206, trad. J. Hervier, Gallimard, 1970.
« Ego factory », c’est un entrepôt désaffecté qui se mue le temps d’une exposition personnelle en une frénétique usine à création, en une fabrique d’œuvres d’art, toute personnelle.
On pourrait penser que Corine Borgnet s’offre avec « Ego Factory » - et le titre qu’elle a choisi le confirmerait- une sorte d’ « ego trip ». Sans commissaire ni galeriste, si ce n’est un certain Edmond Lessieur, Londres, qu’on ne connaît de nulle part, elle monte « son » exposition dans « son » espace, comme un cadeau qu’elle se ferait. Et on aurait tôt fait, en pénétrant dans l’espace brut de l’usine désaffectée qu’elle transformera bientôt en lieu de vie et de travail, d’y voir quelque chose comme l’exhibition de son paysage mental.
Mais ce serait méconnaître le sens délicat de la distance dont sait jouer Corine Borgnet, et la conscience qu’elle manifeste que le processus de réflexion, de création, de travail mis en acte pour réaliser « son » œuvre demande à tout artiste un solide « ego », une forme élaborée de narcissisme. C’est aussi de cela que Corine Borgnet s’amuse, pas dupe de ce levier plus ou moins secret qu’est le désir d’être reconnu, et admiré, pour son œuvre, moteur essentiel de toute création et plus particulièrement de la création artistique, comme prolongement de soi. "Le narcissisme », écrit ainsi Paul Ardenne, « est fondateur de l'art. (…) L'artiste agit toujours en demande de reconnaissance, et en manque d'amour. » Elle pressent aussi la nécessaire confiance que l’artiste doit fonder dans le subjectivisme, pour oser imposer au regard du monde sa manière de l’informer, à la recherche de ce « point de rencontre de deux narcissismes, celui de l'artiste et celui de qui regarde; le point où ces deux amours-de-soi peuvent se mêler, se toucher »*
Et pour cela, comme elle le fait ici, mettre tout en œuvre : désir, énergie, passion, mais aussi orgueil et croyance…
Ce n’est donc pas son seul ego qu’elle évoque ici avec humour, mais bien celui de tous les artistes du monde…
Son « Ego factory » est donc une fabrique à rêve, une usine à créer, et Corine Borgnet a visiblement pris plaisir à mettre en abîme cette idée de « factory » et à en filer la métaphore, jusqu’à, promet-elle, vendre ses œuvres « à prix d’usine ».
Bien sûr, pas de « Factory » sans référence à Warhol, elle qui vécut longtemps à New-York et dont le travail, et en particulier l’ « Office Art » qu’elle montre ici, entretient une parenté avec le Pop et l’art américain.
Dans cette « Factory » provisoire, transformée le temps d’un projet en lieu de matérialisation des productions de l’ego, Corine Borgnet s’est essayée à recréer, toutes proportions gardées, quelque chose de l’esprit warholien, rassemblant des énergies, des idées, des personnes, pour produire une série photographique inédite. D’une certaine manière l’ « « ego » factory » est une pirouette, car ici elle n’a pas travaillée seule et le revendique.
Mais la Factory warholienne n’était-elle pas aussi une usine à produire du « mythe » et de la « superstar », de la notoriété et du quart d’heure de gloire ? Voici des ambitions qui contrastent singulièrement, non sans ambiguïté, avec le propos même de l’exposition, qui s’intéresse justement aux anonymes travailleurs, aux acteurs de la production de masse, aux pions sur l’échiquier, prisonniers d’un système hiérarchique qui, soyons en bien sûr, veille sur eux…Ainsi tente-t-elle ici de rendre à ces invisibles, aux travers de ceux qui leur ont prêté leur dénuement générique et leurs visages, leur individualité, leur intégrité transcendée en oeuvre d’art.
Voici donc l’indomptable « Ego de l’artiste » en prise avec les images d’un monde sans pitié, celui du travail et de la vie de bureau, celui là même dont elle a choisi de fuir les codes et les contraintes, en lutte contre le glissement bureaucratique et souvent désenchanté du monde contemporain. « Ego factory » procède donc de cette position de résistance, mais aussi, comme elle le dit souvent, d’une lutte perpétuelle contre la perte de la liberté d’esprit et des rêves de l’enfance, cette sorte de « parenthèse enchantée », dans laquelle le principe de plaisir, source de tous les imaginaires, ne s’est pas encore heurté à la rationalité, au principe de réalité et aux nécessités économiques. Le détournement en matériau plastique du Post-it, qu’elle travaille depuis plusieurs années, pris comme symbole du monde de l’entreprise, s’offre alors comme une alternative, une ligne de fuite poétique, et parfois ludique, hors de cette ultime manifestation de la société du spectacle, pour reprendre la terminologie de Guy Debord.
Au travail bureaucratique, « moyen le plus rationnel que l’on connaisse pour exercer un contrôle impératif sur des êtres humains »**, au travail aliéné, selon la dichotomie marxienne, Corine Borgnet oppose le travail créatif qui est le sien, portant un regard acéré sur ce que le monde du travail peut avoir de déshumanisant. Ici, le visiteur se trouve happé par des pense-bêtes, listes et notes urgentes surdimensionnés, hanté par les corps nus de travailleurs rudes à la tâche, traités en Post-it, au lieu de revêtir le costume de leur fonction. lndividus réduits à l’état de force de travail, à une fonction aussi obsolète qu’un objet peut le devenir, réifiés. Corps vulnérables donc, et fragiles, aussi jetables et éphémères que des post-it usagés. Des Post-it humains. On les découvre, rangés dans leurs casiers comme des dossiers, le regard vague à la fin du labeur, le corps fatigué, avides de retrouver dehors cette partie de la vie gagnée pour avoir accepté d’en perdre l’autre partie, comme dirait Marx, tentant donc vainement de s’échapper de quelque prison, office men et working girls sans glamour, petite armée de spectres, parfois franchement inquiétants, crucifiés sur l’autel de la productivité, de la rentabilité et du travail bien fait, le tout dans l’univers rude et sans apprêt, ni open space ni plantes vertes, de l’usine désaffectée. Et l’on se demande quelle place pour l’ « ego » dans cette « factory » ?
Avec force et lucidité, dans un langage plastique abouti, Corine Borgnet se dégage d’une représentation réaliste de l’univers du travail, pour en proposer une vision onirique, aux confins du fantasme et du fantastique, une vision puissante et en tout cas fascinante.
*Daniel Sibony - Création. Essai sur l'art contemporain, Paris, Seuil, 2005
**Max Weber – Les catégories de la sociologie, tome 1 : Economie et société (1921) – Plon, 1971
Marie Deparis-Yafil
The Young, Marie Deparis-yafil, 2007
L’œuvre de Corine Borgnet, sous des dehors ludiques et insolites, est tout entier tourné vers le monde de l’enfance, qu’elle conçoit comme originel et ultime territoire de liberté. Non qu’elle ait précisément la nostalgie de cette « parenthèse enchantée », mais qu’elle conçoit ce moment de l’existence comme un espace-temps privilégié dans lequel la double emprise du principe de plaisir et des effrois de l’enfance, source de tous les imaginaires, ne se sont pas encore heurtés à la rationalité, au principe de réalité et aux nécessités économiques. Et c’est dans cet esprit fantasque et libre que Corine Borgnet puise le moteur de sa créativité, comme une lutte perpétuelle contre la perte de l’esprit et des rêves de l’enfance. En reprendre possession fut d’ailleurs ce qui l’amena à se tourner de nouveau vers l’art, après un détour par les tours de bureaux new-yorkaises.
Pour autant, le monde « enfantin » de Corine Borgnet n’est pas un monde infantile, et n’a que peu à voir avec l’imagerie édulcorée, aseptisée, rassurante et mièvre d’un quelconque studio d’animation. Ici, le « joli » et les fleurs, les Lolitas ou les ailes d’anges, l’aspect lisse des sculptures de résine, ne sont jamais que fragile vernis posé sur le sombre et l’étrange, l’inquiétant, le sans nom, sans visage, dévoré par les peurs enfantines et les angoisses adolescentes, une mince protection contre la beauté envoûtante de ces mondes-là.
Si son travail n’est pas narratif en tant que tel, il repose néanmoins sur une base narrative complexe. Au travers d’évocations de contes, de légendes, de mythes ou de personnages de la littérature, du Chaperon Rouge au Magicien d’Oz, de Peau d’Ane à Ophélie, du Cyclope à la Méduse – autant de récits à la portée universelle- s’expriment des questionnements identitaires et psychologiques essentiels. Les déplacements intimes, les mues profondes, les mutations et les métamorphoses, les ressorts psychologiques de ces transformations, qui marquent autant l’éveil de la sexualité que la perte de l’innocence, une certaine brutalité et une forme de douceur, la confrontation à la mort, semblent marquer profondément les corps qu’elle produit, corps morcelés comme peuvent l’être les souvenirs, jusque dans certaines têtes, posées là comme des « coquilles vides », des peaux reptiliennes laissant leur empreinte vidée de substance (« shell », 2005).
L’univers de l’artiste se dessine donc autour de la culture classique, mais semble puiser aussi dans le foisonnement d’images des mondes du gothique, de l’underground et du punk, des films d’horreur japonais, des ambiances particulières de certains films de Gus Van Sant, sur ces mondes adolescents, en quête de repères, en recherche d’identité.
Son travail penche parfois vers une certaine mélancolie. Elle dessine des apparitions, au fusain, suggérant le visage de la blanche Ophélie « sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles », pour reprendre le ver de Rimbaud, dans un esprit expressionniste et symboliste ou celui d’un Narcisse, figure parabolique de l’adolescence fascinée de soi, de l’expérience de la sensibilité et de la souffrance, qui ne pourra vieillir que s’« il ne se connaît pas » aura prédit Tirésias. Ce sont des histoires de solitude, des mondes de mystère et d’étrangeté pure, d’associations libres et de glissements poétiques et inattendus, à la fois que une sorte de quête de pureté…
Bien que formellement différent du travail de sculpture en résine, le projet de « Tour de Babel » en Post-it, dont la première version naquit en 2001, n’en est au fond pas si éloigné. Le détournement en matériau plastique de ce petit bout de papier, symbole du monde de l’entreprise, des bureaux et du travail, offre comme une alternative, une ligne de fuite hors du monde des adultes, une manière d’échapper aux contraintes du monde du travail en se réappropriant un de ses supports. Collectés par centaines, auprès d’amis, à l’Université de Columbia comme au siège de l’ONU, Tour de Babel par excellence, où elle travaillé, dans cette haute structure de plus de 4 mètres, apparemment instable, tous ces Post it utilisés, griffonnés, gribouillés, couverts de dessins ou de mots en toutes les langues, manifestent dans le même temps une variation contemporaine, moins grave malgré la fragilité assumée, du mythe de Babel. Dans ce mythe, Dieu avait mis en échec leur arrogance en introduisant la confusion entre les hommes par la diversité des langues. Depuis, ce projet inachevé représente l’« espoir » d’une langue et d’une compréhension universelles. Projet que l’artiste réactive aujourd’hui, avec une nouvelle Tour de Babel à venir…
Puis, c’est encore avec ce matériau inhabituel que Corine Borgnet explorera, dans « The Cure », le monde de la thérapie analytique. Ici aussi, le thème de la fracture entre l’enfance et le monde adulte, articulation fondamentale de la cure analytique, apparaît comme la substance même de l’oeuvre.
Inspirée par l’oeuvre des héritiers du Pop art américain en passant par le Ready Made, son travail rejoint parfois, dans sa dimension métaphorique et poétique, une forme de l’absurde et de la transgression proche de celle de l’artiste américain Robert Gober, ou de Bryan Crockett, avec qui elle a longuement collaboré, dans cette manière d’explorer les mythes, plus ou moins dionysiaques, ou évoquant, par contraste, des âges d’or et la réalité contemporaine.
Corine Borgnet pose une attention particulière au processus de matérialisation de son intention, avec un souci de cohérence dans le sens qu’elle entend insuffler à son travail. L’artiste explique ainsi séparer à dessein le « portrait » du corps, afin de ne pas personnifier la sculpture, de la rendre littérale, ou de restreindre la projection imaginaire du spectateur sur l’œuvre. Il s’agit, dit-elle, qu’il « reste une image, un souvenir, une sensation », une silhouette dans le flou mémoriel davantage qu’un objet en tant que tel. Dans le même ordre de réflexion, elle a choisi un matériau simple et lisse, la résine, presque un « non-matériau », pour que le regard et l’attention ne se focalisent pas sur la matière –le signifiant- mais sur l’image – le signifié que la forme renvoie-. La poiesisdoit l’emporter sur la virtuosité technique.
Différent est le traitement du portrait, qu’il s’agisse de photographies ou de dessins au fusain parfois rehaussés de peinture acrylique. Ici importe l’intensité expressive, entre expressionnisme, romantisme et onirisme. Dans une filiation cohérente avec l’esprit des sculptures de résine, des visages d’enfants ou d’adolescents émergent et se reflètent dans l’eau comme dans un miroir, miroir ou profondeur, lieu ou se lover ou lieu ou se noyer et se perdre, maternel et dangereux, originel et final. Entre Ophélie, Echo et Narcisse, des paysages crépusculaires de tourmente, d’ombre et de trouées de lumière, développent un univers fantasmagorique avec un remarquable sens de l’atmosphère, presque cinématographique.
D’œuvre en œuvre, Corine Borgnet esquisse ainsi les contours d’une mythologie à la fois intime et universelle, dont l’étrangeté poétique nous fait écho et ravive nos passés et nos failles.
Marie Deparis-Yafil
Commentaires d'Oeuvres par Isabelle de Maison Rouge, 2017
Getting ready to enter history, autoportrait en Rembrandt, 2017
Comme tout artiste, Corine Borgnet a fait ses gammes et s’est nourri de la culture occidentale en la prenant dans son arbre généalogique, en étudiant de près les grands maîtres précédents avec leurs références. Elle s’est construit sa filiation dans l’Histoire de l’art. Aussi lorsqu’au détour d’une reproduction d’autoportrait de Rembrandt elle se trouve une véritable ressemblance physique avec le maître hollandais, elle n’hésite pas à prendre la pose devant l’objectif. Pour en avoir le cœur net, pour lui faire face dans un face à face. Mais également pour faire du neuf avec du vieux, en empruntant pour mieux créer. Une pratique que l’on peut qualifier d’hommage iconoclaste ou irrévérencieux, en une sorte de prolongement du questionnement posé par l’artiste revisité et une interrogation sur le thème éternel et central du métier d’artiste. Le renvoi aux œuvres classiques permet aussi de parler d’un autre ou avec un autre, pour finalement parler de soi, de l’art, de l’artiste et en fin de compte de l’humain en général. Par ce choix Corine Borgnet propose une sorte d’introspection et tente d’exprimer l’Etre profond loin de l’ego et de l’autodestruction de l’humanité, l’Autre désincarné.
Ceci n'est plus une poule, 2017
Corine Borgnet prend des os de poulet pour écrire des messages comme des aphorismes, Elle ne grave pas sur l’os mais trouve dans la forme du petit reliquat des associations visuelles qui lui évoque la calligraphie des lettres qu’elle assemble en une succession de mots qui peuvent alors révéler tout leur sens en prenant l’aspect d’une phrase. La volontaire pauvreté du matériau employé procède de l’acte de survie, qui évoque le seul geste possible de l’humanité réduit à sa plus simple expression, tentant de s’exprimer par des signes primaires. A moins que ce ne soit une posture ironique adoptée par l’artiste pour aller à l’essentiel. Ses « saintes écritures » prennent la forme de textes courts et radicaux tels des exhortations, en anglais ou en français : , , , , devenu Pensées plus profondes que les apparences ne nous laisse imaginer. Toujours la référence à l’histoire de l’art. Ici c’est Magritte qui est convoqué. En effet il ne s’agit plus d’une volaille mais des reliefs d’un repas transmué en Nature Morte. Œuvre heuristique, autoréflexive… qui de l’œuf ou de la poule?
Papillon Nobilius Epheramus
Le Pied de poule est un motif de laine tissée, noir et blanc, que l’on retrouve à l’origine sur des vêtements chauds souvent portés par les bergers d’Ecosse. Pourtant dans son pays d’origine il est appelé « houndstooth » ce qui peut se traduire par « dent de chien ». En référence à une plante qu’en France, nous considérons comme du « chiendent » et qui à cause de sa forme sera nommé « pied de poule ». Ainsi il n’est plus question de chien mais de poule, sujet récurent, presque référent, dans le travail de Corine Borgnet et ici, il s’agit d’un papillon. C’est le Prince de Galles qui apparaît pour la 1ère fois avec un costume « pied de poule » en 1934. Ce motif sera vite adopté par la haute société anglaise et incarne l’élégance. Et, ironie de l’histoire c’est ce même aristocrate qui trois ans plus tard défraie la chronique en renonçant au trône pour épouser une roturière, américaine et divorcée de surcroît. Il devient ainsi l’ex-roi Edouard VIII. Ce qui rappelle à Corine Borgnet son propre grand père, qui par amour, en épousant lui aussi une jeune fille qui n’était pas de son rang, a perdu cette fameuse marque de noblesse qu’elle raye dans le titre de son ouvrage.
Épitaphe toi-même
Une plaque de marbre blanc, telle que l’on en voit fréquemment dans nos cimetières, avec sa belle inscription en lettres dorées est fixée par ses clous, dorés également, aux quatre coins de l’écriteau. Pourtant l'épigraphe, paraît décalé, on pourrait même dire … à côté de la plaque ... On y lirait volontiers un exergue enfantin, voire infantile. Personne n’aime envisager sa propre disparition, accepter que cet être dans lequel nous sommes incarnés puisse être réduit à néant, soit rayé des mémoires, redevenu poussière ! On cède volontiers sa place aux autres. Par cette petite pièce très simple mais percutante Corine Borgnet traduit la peur de cette inconnue qu’est l’après mort et la vanité de ce désir de laisser une trace coûte que coûte. C’est écrit, notre destin est scellé, pas moyen d’échapper à cette finitude qui nous touche tous. Avec une telle touche scripturale laconique l’artiste usant d’un l’humour noir à la Sacha Guitry nous rappelle, en s’incluant dans le lot, l’issue fatale de toute vie et trouve les mots de la fin, puisque son désir est de la voir apposée sur sa propre tombe.
Isabelle de Maison Rouge
Commentaires d'Oeuvres par Marie Deparis-Yafil, 2017
Bourgeoisie, 2016
L'ensemble de travaux dont fait partie l'oeuvre montrée ici représente pour Corine Borgnet un moment charnière dans son itinéraire de création, à partir duquel l'attention du public, captivé par ces sculptures étonnantes, va désormais regarder son travail d'un œil sinon neuf, au moins différent. Ces formes rondes de jesmonite, résine acrylique qu'elle lisse avant de couvrir avec infiniment de patience et de ténacité de dessins au crayon jouent plastiquement et sémantiquement de situations que l'artiste définit elle-même comme « oxymore visuel ». Alliant la sculpture au dessin, ces œuvres donnent l'impression de formes souples, de substances indéfinies , peut-être organiques, à chaque fois en lutte, dans le choc de la confrontation, avec un élement solide – pierre, bois, ciseau...- créant des sortes de duels formels et symboliques, dans un rapport constamment paradoxal, et explosif, entre compression et expansion, liberté et répression, normativité et transgression. Renforcé par le dessin façon toile de Jouy, qui, pour l'artiste, relève d'un motif lié à l'enfance ( les papiers peints de sa maison d'enfance), l'oeuvre se veut un écho de la lutte des classes, la forme molle dessinée représentant la bourgeoisie et l'objet s'y confrontant, l'outil de la peine, et du travail.
Fashion Victim, Madone au pied de poule, 2017
« Ta robe, ce sera mon désir frémissant » - Charles Baudelaire- A une Madone
Les dernières recherches de Corine Borgnet se sont souvent portées sur le motif. Après ceux, narratifs, de la toile de Jouy, elle s'est orientée vers un motif plus graphique, traité en noir et blanc: le pied-de-poule, dont elle joue cinétiquement. Si l'origine de ce motif se prête à diverses hypothèses, celle selon lequel il serait, chez les bergers de l'Ecosse du 19ème siècle, un signe de neutralité face aux querelles des clans est l'hypothèse qui remporte l'adhésion de l'artiste. Il n'est pour elle pas sans intérêt de savoir qu'ensuite, ce motif se fit l'apanage des tissus nobles et chic, d'Edward VIII à Christian Dior, qui en fit l'emblème de sa maison de couture. Voici donc ce symbole paysan devenu bourgeois, repris pour en parer des surfaces de manière inattendue, si ce n'est iconoclaste : des ailes de papillon, la robe d'une madone, créant un effet anachronique qui cependant, fait écho à la dimension pastorale de la représentation. Mais en couvrant ainsi à la gouache de ce motif « fashion » - et avec une certain désinvolture sur cette belle reproduction ancienne d'une œuvre de Raphael, trouvée sur un trottoir de New-York- la robe maternelle, au lieu du traditionnel bleu marial ou du blanc virginal, elle désacralise, avec élégance, l'image pieuse, en laquelle elle a un jour cessé de croire.
La Source, 2004
« La Source » est une œuvre à part dans le corpus de Corine Borgnet, ne serait-ce que parce qu'elle n'est pas l'auteur mais le sujet de ce dessin. Il s'agit d'un portrait d'elle, réalisé à l'occasion d'une exposition liée à l'enfance, et pour laquelle elle avait demandé à sa mère de la dessiner, de mémoire, lorsqu'elle était enfant. Si elle se souvient avec une certaine amertume de cette robe à carreaux qu'elle a porté jusqu'à l'usure, elle accorde cependant un intérêt particulier à tout ce qui a trait à l'enfance, et naturellement à sa propre enfance. L'oeuvre de Corine Borgnet n'est pas à proprement parler autobiographique, mais elle y puise néanmoins les sous-bassements de nombre de ses œuvres. Celle-ci est donc une « source » à plusieurs titres : parce que toute mère est toujours source, parce que la sienne est à l'origine de sa vocation, parce qu'encore aux représentations d'enfants souvent sans visage que Corine Borgnet a pu produire, semble répondre, avec une certaine violence, ce portrait d'elle sans visage, ou plus exactement à la tête coupée...La mère de Corine lui a expliqué qu'elle avait « raté la tête » (sic) et qu'elle avait donc décidé de découper le papier, et de lui envoyer le dessin tel quel. Inutile d'avoir trop longtemps étudié la psychanalyse...Sans un mot, Corine Borgnet a donc décidé de montrer ainsi ce dessin, c'est elle, mais sa mère lui a ôté la tête.
I have a doubt ,2007
Ange sans visage, la sculpture « I doubt about it », comme posé en un miraculeux équilibre, nourrit le trouble par ses ambiguités.
Veille-t-il sur nos songes, monstre triomphant de nos monstres? A moins qu’il ne s’agisse d’une sorte d’Icare, nous alertant du danger de la séduction de nos rêves, ou encore d’un être fantomatique, perdu entre les mondes, entre les vivants et les morts, la terre et le ciel, la réalité et le rêve.
Ou peut-être est-il la figure sans visage, pleine et lisse en même temps que forme vierge, sur laquelle peuvent se projeter toutes les interrogations, et les fantasmes, identitaires, ou comment se poser à nouveau la question du sexe des anges...
Ou alors il serait l'un de ces enfants terribles, prêt à tout pour vivre sans entraves, explorant fiévreusement l'enfance comme dernier territoire de liberté, espace-temps privilégié dans lequel la double emprise du principe de plaisir et de l’irrationalité, source de tous les imaginaires, ne s'est pas encore heurtée au principe de réalité et aux nécessités économiques.
Porte-Peau, 2007
Dans le corpus des oeuvres de Corine Borgnet, le "Porte peau" tient une place à part, rebelle à toute affiliation et à toute catégorie. C'est pourtant sans doute une des oeuvres les plus fortes que l'artiste a produit, pourtant sous une impulsion créatrice plus intuitive que réfléchie. L'histoire, la naissance et la fin du Porte-peau, est devenue une aventure à rebondissement, un roman, une épopée, tragique. Mais le Porte-peau n'est pas un Phénix, car jamais il n'a ressurgi tel qu'au premier jour de ses cendres successives. Car ses diverses formes au cours du temps – sculpture puis objet d'un rituel - happening, pyuis d'une vidéo, puis relique, œuvre construite, détruite et reconstruite- ne sont pas tant des résurrections que la manifestation de la résistance dont fait preuve – dont doit faire preuve- l'artiste. Jusqu'à la destruction finale du Porte-peau, Corine Borgnet persiste et signe, irrésignée, résistant à la néantisation de son oeuvre, la transvaluant en acte de création, jusqu'au bout.
Pince X, 2006
Comme dans un rêve, il émerge çà et là dans la production de Corine Borgnet des oeuvres dans lesquelles l'incongru, l'irrationnel font intrusion dans notre réalité de toute la force de leur singularité. Les petites sculptures en résine et silicone procèdent de cette effraction insolite et surréaliste. Ce sont des objets étranges, comme cet outil rongé de racines, tout droits sortis d’un film de Lynch ou de Burton, ou de n’importe quel cauchemar dans lequel, glissement fantasmatique, plus rien n’étonnerait malgré l’effroi. L’œuvre de Corine Borgnet, nourries de contes, de mythes et de légendes, sous des dehors empruntant souvent à l’enfance, n’est pas un monde infantile, et n’est jamais qu’un fragile vernis posé sur le sombre et l’étrange, l’inquiétant, le sans nom, sans visage, dévoré par les peurs enfantines et les angoisses adolescentes, une mince protection contre la beauté envoûtante de l’ombre. Ainsi raconte-t-elle des histoires de solitude et de mystère dans des associations libres et des glissements poétiques et inattendus.
Marie Deparis-Yafil